Belgique

Photo d’en-tête (22 avril 1944) : Pierre Schon (à droite) récupère trois évadés aidés à traverser la frontière vers la Belgique pour les conduire dans un camp forestier. De gauche à droite : Lollo Thines, Ugén Felten et Robert Borman, originaires de Troisvierges. © L.P.P.D.

Le 3 avril 1943
On ne sait pas exactement qui a prévenu Pierre Schon que la Gestapo était en route pour l’arrêter ce jour-là. Heureusement, quelqu’un l’a fait. Avec moins de 40 kilomètres séparant le quartier général nord de la Gestapo à Diekirch de la ferme familiale, la Gestapo aurait pu y arriver en moins d’une heure, même en empruntant les routes de campagne de l’époque. Cela laissa à Pierre très peu de temps pour rassembler l’essentiel, dire au revoir — si tant est qu’il en eut le temps — et fuir à travers la forêt dense en direction de la frontière belge.

Son nom figurait sur la liste de recherches quotidienne de la Gestapo (la Fahndungsliste) pour activités anti-allemandes, aux côtés de nombreux autres classés comme déserteurs (Fahndenflucht), tous signalés pour une arrestation immédiate. Sans téléphone portable ni SMS à l’époque, il se dirigea probablement vers une maison sûre en Belgique, non loin de la frontière, pour se réorganiser et décider de la suite à donner à sa fuite. Parmi ces maisons sûres figuraient celles de François Bamberg (plus tard emprisonné à cause de son aide), Arille Thys, chef de gare à Tavigny, et Émile Simonis à Rettigny, pour ne citer que quelques noms. Ce fut un véritable tournant.

Au début de la vingtaine, Pierre avait quitté la ferme familiale pour travailler en Belgique, où il fut employé par la famille Peltzer, grands industriels du textile à Verviers. Il y servait comme domestique dans leur domaine, un château situé dans le Domaine de Nivezé, près de la ville de Spa. En tant que fils cadet, Pierre était désireux de découvrir ce que la vie au-delà de la ferme pouvait lui offrir, d’autant plus que celle-ci devait revenir à son frère aîné, Nic. Il gagnait 500 francs par mois, avec logement et nourriture compris.
Quelques années plus tard, Pierre se retrouvait à nouveau dans les Ardennes belges, mais dans des circonstances radicalement différentes.

Photo avec l’aimable autorisation des Archives de l’État de Belgique.

Depuis 1942, Pierre Schon avait mis en place un réseau de confiance en Belgique, composé de familles prenant d’énormes risques pour héberger des centaines de déserteurs luxembourgeois fuyant la conscription forcée dans l’armée allemande, ainsi que des prisonniers de guerre français évadés. L’organisation opérait entre les Ardennes luxembourgeoises et le petit village de Marloie, situé à trois kilomètres de Marche-en-Famenne. De nombreux évadés y furent conduits par Pierre lui-même.

À leur arrivée à Marloie, ils étaient confiés à la famille de Jean Boever, qui bénéficiait également de l’aide d’un réseau d’autres familles belges courageuses. Jean Boever, né à Helzen (Hachiville) dans les Ardennes luxembourgeoises, près de Clervaux, et à seulement 7 kilomètres de la ferme familiale de Pierre à Doennange, avait épousé une Belge de la famille Lambert. Marchand de bétail, il était bien connecté avec les nombreuses fermes de la région. Les jeunes fugitifs étaient nourris, habillés, puis placés dans les fermes environnantes. La famille Boever allait jusqu’à utiliser ses nappes pour confectionner des chemises pour les évadés.

Jean Boever – © L.P.P.D.

L’organisation fut grandement soutenue par René Nicolay, chef de la gendarmerie de Marche. Sa mission principale était de fournir, avant le départ des déserteurs, de fausses cartes d’identité et cartes de travail. Il contribuait également à fournir nourriture, vêtements et argent aux évadés. Cela concernait aussi bien les prisonniers français évadés que les aviateurs alliés abattus au-dessus de l’Europe, que Pierre Schon avait également pris en charge.

Les Juifs fuyant le Luxembourg étaient quant à eux cachés dans des couvents, des fermes ou des maisons sûres en Belgique. Certains poursuivaient leur fuite vers le sud de la France puis l’Espagne, dans l’espoir d’atteindre le Portugal pour embarquer vers les Amériques. Parmi les plus grands réseaux les aidant figuraient la ligne Comète et le réseau Dutch-Paris, actifs surtout dans l’exfiltration des aviateurs alliés abattus.

Né à Kayl en 1912, Jules Dominique servit comme lieutenant dans la gendarmerie stationnée à Diekirch avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. En septembre 1942, son engagement dans la grève générale contre l’occupation nazie fit de lui une cible de la Gestapo. En tant que chef régional du groupe de résistance luxembourgeois LVL, il s’enfuit en Belgique où il rejoignit l’Armée Secrète, la résistance belge. D’abord membre du groupe MNB, il intégra en janvier 1943 Les Insoumis, sous la bannière desquels il forma et commanda une unité appelée Armée Blanche du Luxembourg, aussi connue sous le nom de Brigade du Lion Rouge, basée à Hompré près de Bastogne.

Ce groupe, majoritairement composé de Luxembourgeois, comptait environ 120 membres actifs à son apogée, dont 21 Américains, 9 Russes et 5 Belges. Jules Dominique servit aussi d’agent de liaison entre la section MNB de la résistance belge et les groupes de résistance luxembourgeois. Figure charismatique, il était largement connu sous le surnom de « Grand Gustave ». Recruté par Camille Buysse en janvier 1943 pour former et diriger une équipe d’intervention de choc au sein des Insoumis, Dominique joua également un rôle de recruteur, aidant à élargir les rangs du mouvement de résistance.

Photo: Jules Dominique, au centre, tient une pancarte « The International Council » pour symboliser le groupe international composé de 4 résistants luxembourgeois et 5 résistants belges aux débuts, à l’occasion de la nomination du Grand-Duc Héritier Jean comme lieutenant dans l’armée britannique. Photo © Archives de l’État de Belgique

Peu de temps après sa fuite en Belgique, Pierre devint un membre armé des Insoumis. Les Insoumis, qui signifie « les défiants » ou « les insurgés », commencèrent comme un journal clandestin avant de devenir un mouvement de résistance regroupant 7 000 membres. Au début de 1944, Jules Dominique persuada Pierre Schon de commander une unité de Maquis composée de 20 à 30 maquisards, majoritairement des Luxembourgeois ayant fui pour éviter la conscription forcée dans l’armée allemande.

Les Maquis étaient des groupes ruraux de résistance opérant en France et dans la Belgique voisine, vivant dans des camps forestiers cachés profondément dans les bois pour échapper à la détection. Leurs missions incluaient le sabotage des infrastructures nazies, la collecte de renseignements sur les mouvements des troupes allemandes et le soutien aux opérations alliées en préparation de la libération.

L’unité de Maquis de Pierre était basée dans les forêts denses près de Lavacherie, un village situé à environ 20 kilomètres de Bastogne et 30 kilomètres de Marche-en-Famenne. Selon Eugène Kremer, qui visita le camp, le toit de leur cachette était tissé de petits sapins et de bruyères. Ils avaient confectionné des matelas de paille pour dormir. Des fermiers de la région leur apportaient du pain, du vieux lait et un peu de viande. Occasionnellement, ils abattaient un cochon ou un mouton qu’ils avaient réussi à organiser eux-mêmes ou reçu d’un fermier.

Le camp était situé à quelques centaines de mètres d’un camp forestier de l’Armée Blanche belge. Pris par surprise lorsque des forces allemandes approchèrent de l’autre côté de la forêt, les deux sentinelles furent abattues. Les résistants belges eurent juste le temps de fuir, abandonnant le camp et toutes leurs affaires.

Les quartiers de vie étaient souterrains pour éviter toute détection. Quand le temps était clément, les maquisards mangeaient et passaient du temps à l’extérieur où ils pouvaient profiter de la lumière naturelle. Exemple de l’entrée et de l’intérieur du Maquis de Cagna ci-dessous. Photos d’archives Alamy.

Le confort domestique était inexistant, tout comme pratiquement toute forme d’intimité. Trois à quatre habitants étaient constamment de garde. Un autre couple était chargé de la cuisine et de nourrir le groupe. Heureusement, Pierre et son groupe de maquisards n’eurent pas à vivre dans le camp pendant l’hiver extrêmement froid de la fin 1944 au début 1945, puisque l’est de la Belgique fut libéré initialement en septembre 1944.

Un certain soutien financier fut accordé via Bruxelles pour permettre aux maquisards d’acheter de la nourriture auprès des producteurs locaux. Lorsque les temps étaient difficiles, les maquisards n’hésitaient pas à voler quelques œufs, du beurre ou un sac de farine dans une ferme locale. Beaucoup venaient d’un milieu agricole, ils savaient donc aussi tendre des pièges pour attraper des lapins et d’autres gibiers afin de compléter leur approvisionnement alimentaire.

Pierre joua un rôle clé de coordinateur, plaçant avec succès un grand nombre de fugitifs dans différents camps forestiers grâce à ses liens solides avec les divers groupes liés à la résistance belge.

En mai 1944, le Maquis était opérationnel et prêt pour l’invasion alliée de la Normandie, qui aurait lieu un mois plus tard.

Pierre Schon confia après la guerre qu’il avait été formé à l’utilisation des explosifs par les Britanniques. Il s’agissait sans doute du SOE – (Special Operations Executive), célèbre pour collaborer avec les différents maquis en Belgique et en France afin de les armer et les former pour être aussi efficaces que possible en préparation de l’invasion alliée et de la libération de l’Europe. Le SOE fournissait à la résistance locale formation, explosifs, armes et munitions, souvent parachutés dans la forêt la nuit.

Un soutien clé du SOE fut le Premier ministre britannique Winston Churchill, qui lui donna un mandat clair et audacieux : « Mettre l’Europe en flammes ». Du matériel radio fut également fourni pour établir la communication avec les Alliés. Le Maquis utilisait cet équipement pour envoyer des renseignements vitaux sur les mouvements allemands et pour recevoir des ordres ou demandes des chefs de la résistance, du SOE ou d’autres forces alliées.

Le réseau ferroviaire dans les Ardennes était une voie d’approvisionnement cruciale pour les Allemands, et le perturber ralentissait les renforts et la logistique. Marloie était un important nœud ferroviaire, et la résistance ciblait cette gare afin d’entraver la logistique militaire allemande, en s’attaquant notamment aux trains de ravitaillement allemands. Durant l’été 1944, les groupes de résistance menèrent des actes de sabotage sur les voies ferrées, notamment en faisant dérailler des trains et – sauter des ponts et des voies.

Photo à gauche Imperial War Museum Image: IWM (HU 56936). Photo à droite © SDL

Dans son compte rendu au Conseil National de la Résistance luxembourgeoise, Pierre Schon a confirmé avoir participé à des activités de sabotage à la gare de Marloie. Il a confié à son fils après la guerre qu’il avait fait sauter ou dérailler plusieurs trains et pris part à des combats armés contre les troupes allemandes.

Parmi ses autres cibles, il a cité la Route de Marche et la Route de St. Hubert. Ces deux grandes routes traversant les Ardennes étaient des objectifs stratégiques, car largement utilisées pour le transport des troupes et des fournitures allemandes. Les attaques de la résistance consistaient notamment à détruire (par pose de mines ou explosions) des portions de route et à attaquer des convois allemands. L’armée allemande étant bien plus nombreuse et mieux armée, la résistance devait compter sur l’effet de surprise, agir rapidement et avec détermination, puis se retirer encore plus vite pour éviter d’être détectée ou capturée.

Pierre rejoignit officiellement la Résistance belge le 15 mai 1943 et servit jusqu’au 14 octobre 1944 comme résistant « armé » aux Insoumis, enregistré sous le numéro de carte de groupe 16485. Après la guerre, Jules Dominique décrivit Pierre au Bureau de la Résistance belge comme « le meilleur passeur de réfractaires de tout le groupe » et le qualifia d’« excellent » résistant ayant attaqué à plusieurs reprises les forces d’occupation nazies et participé à des combats armés. Sa mission principale était de servir comme « troupe de choc », une troupe d’assaut chargée de mener des opérations directes et souvent dangereuses sur la ligne de front contre l’ennemi (déraillement de trains, destruction de routes et attaque de convois de camions allemands, près des villes de Bande et d’Amberloup).

Un bref aperçu de plusieurs missions SOE britanniques menées en 1944 en étroite coordination avec la résistance belge peut être trouvé sous l’onglet Archives, dans la section Archives nationales du Royaume-Uni. Il est difficile d’aller plus loin car de nombreux dossiers ont été délibérément détruits après la Seconde Guerre mondiale pour des raisons de sécurité, tandis que d’autres restent classifiés ou fortement expurgés afin de protéger les méthodes, les sources et l’identité des agents et résistants. En travaillant en étroite collaboration, le SOE et la Résistance belge sont devenus l’une des organisations les plus efficaces d’Europe occidentale en termes de sabotage et de renseignement.

En 1942, le LPL (Lëtzebuerger Patriote Liga) créa une branche à Bruxelles fondée par Charles Diedrich, permettant aux Luxembourgeois vivant dans la capitale belge de rejoindre le mouvement de résistance. Diedrich était aussi membre des réseaux de renseignement Zero et Vic. Alphonse Rodesch, cofondateur initial du mouvement à Clervaux, basé à Bruxelles après avoir dû se cacher pour éviter une arrestation par la Gestapo au Luxembourg, joua également un rôle important

En 1943 et 1944, grâce aux réseaux radio de la résistance belge Zero et Clarence — le plus grand collecteur et transmetteur de renseignements recueillis par les agents du LPL — des informations cruciales furent relayées avec succès à Londres pour les forces alliées. Clarence, l’un des réseaux MI6 les plus performants en Belgique durant la Seconde Guerre mondiale, joua aussi un rôle clé pour obtenir un soutien officiel et substantiel au LPL, tant sur le plan financier que matériel, lui permettant d’aider les conscrits luxembourgeois évadés et de fournir de la nourriture aux camps forestiers.

Le réseau Zero maintenait des liaisons radio et courriers avec le SOE à Londres et leurs opérateurs au sol en Belgique ainsi qu’avec les gouvernements belge et luxembourgeois en exil à Londres, situés à cinq minutes en voiture l’un de l’autre.

Pierre Schon servit d’officier de liaison en renseignement entre le maquis qu’il commandait près de Lavacherie et le LPL à Bruxelles. Il prenait le train pour Namur et Bruxelles assez fréquemment pour rencontrer Alphonse Rodesch. Après le débarquement du Jour J en juin 1944 et l’avancée des forces alliées, les informations sur les mouvements militaires allemands et leurs réseaux de communication devinrent plus importantes que jamais.

La collaboration entre ces réseaux illustre la nature interconnectée des efforts de résistance à travers l’Europe occupée pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment dans le soutien à l’invasion alliée et à l’avance de 1944.

Pierre avait toujours craint que la Gestapo mène des représailles contre sa famille après sa mise en clandestinité. Dans la nuit du 1er juillet 1944, cette crainte devint réalité. Un violent coup frappé à la porte rompit le silence à Doennange.

« Ouvrez ! » cria un officier de la Gestapo. La porte fut enfoncée et une équipe d’agents de la Gestapo fit irruption dans la maison, se dirigeant directement vers l’aîné de la famille, Nic.

« Où est-il ? Où est-il ? », aboya l’officier, enfonçant son arme dans le dos de Nic et le poussant de pièce en pièce pendant qu’ils fouillaient la maison.

Nic fut arrêté et emmené à la prison de Grond à Luxembourg-ville, où il resta détenu du 2 au 25 juillet. Il fut interrogé et battu à plusieurs reprises à la Villa Pauly, le sinistre quartier général de la Gestapo. Malgré les sévices, Nic réussit à convaincre la Gestapo qu’il n’avait ni vu ni entendu parler de Pierre depuis sa disparition près de quinze mois plus tôt.

Après plus de trois semaines de captivité, Nic fut libéré. Il échappa de justesse à la déportation — un sursis accordé parce que la famille Schon avait perdu leur père en mars 1941 et comptait sur Nic pour faire tourner la ferme familiale pendant une période de graves pénuries alimentaires.

Mais le traumatisme laissa une marque durable. Lorsque les Allemands lancèrent leur contre-offensive en décembre 1944, Nic, avec sa jeune épouse et nouveau-né, s’enfuit en Belgique, conscient qu’il ne survivrait peut-être pas à une seconde rencontre.

Fin novembre 1944, la majeure partie du Luxembourg était sous contrôle allié. Après un an et demi de cavale en Belgique, Pierre Schon retourna au domicile familial de Doennange en septembre 1944, croyant que la guerre était terminée.

Le 16 décembre 1944, les Allemands lancèrent la bataille des Ardennes, une massive contre-offensive à travers les Ardennes. Les parties nord et est du pays, y compris Clervaux et ses environs, retombèrent aux mains des Allemands.

Luxembourg-ville et le sud du pays furent épargnés d’une seconde occupation nazie, les forces alliées réussissant à contenir l’avance allemande dans le sud. Cependant, des réfugiés des zones environnantes augmentèrent la population de la ville. Les pénuries alimentaires et le manque de ressources de base étaient fréquents, et les habitants vivaient sous la menace constante des bombardements et des tirs d’artillerie.

De nouveau, Pierre fut contraint de fuir son domicile dans le nord pour éviter arrestation et mort certaine. Également pour épargner sa famille de nouvelles représailles nazies.

Le Luxembourg fut entièrement libéré fin janvier 1945. Pierre revint enfin chez lui le 1er février 1945 dès que cela fut sûr, quittant son rôle de chef du Maquis belge en septembre 1945.

La ville de Luxembourg fut libérée par les forces alliées le 10 septembre 1944, principalement par la Troisième Armée du général Patton, qui entra dans la ville et fut chaleureusement accueillie par la population après près de quatre ans et demi d’occupation nazie.

En haut à gauche : Les citoyens accueillent le prince Félix le 10 septembre 1944. Photo © ANLux FD 005-02-011. À droite : Troupes américaines devant la cathédrale de Luxembourg. Photo US Army © ANLux FD 005-02-004

En haut à gauche : Troupes américaines défilant dans le centre-ville. © Photothèque de la ville de Luxembourg. À droite : Foule rassemblée devant l’hôtel de ville. © Photothèque de la ville de Luxembourg. Auteur inconnu.

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